Dans le cadre des Vibrations Urbaines
En partenariat avec la Ville de Pessac
« Au départ, il y a un sentiment : quelque chose se tient dérobé, et le sol sur lequel nous nous tenons parait parfois plus vague, plus intranquille qu’il ne le devrait. Une sorte de membrane encodée, une copie du sol, sur laquelle nous tentons de poser un pas, puis le suivant.
« Écoute, le sol se dérobe, les mots dérapent ; partout, nos appuis s’érodent. Nous vivons “au-dessus” du monde, dans des bulles d’histoires ; ce que nous voyons, au loin, depuis cette hauteur, c’est une Terre abîmée, épuisée. Nous entrons dans un temps vertigineux. Et moi, figure-toi, avec les livres qui m’ont accompagné, j’ai voulu saisir les formes de ce vertige. Comprendre cette guerre, ce combat, et cette blessure, entre les langages humains et les autres formes de la vie. »*1
J’ai cru démarrer ici.
Pourtant, il n’y a pas d’origine discursive à cette exposition.
Il me semblait en exister plusieurs : un livre d’abord, une histoire du vertige, de Camille de Toledo, et toutes les pensées qu’il croise parmi les courants écologistes actuels.
Le sentiment d’appuis étiolés, de vie dérobée, de lutte indécise et de course précipitée sans destination désirable, nos oscillations entre déconnexion et perméabilité, et l’étourdissante urgence du temps dont j’ai tenté d’appréhender la nature astrophysique et différentes approches formelles et culturelles – sans y parvenir.
L’exposition porte une trace de tout ceci. Pourtant ce n’est pas ce qui la forge.
Car avant tout, chacune de ces pièces et l’espace entre elles est un laboratoire formel. Toutes partent d’une intuition matérielle, et de l’envie d’explorer les possibilités de son dispositif et de son accrochage.
Peut-on faire un film sans image? Peut-on exposer un dialogue? Peut-on faire d’une peinture un plan séquence? Peut-on faire tourner une peinture? Peut-on décomposer une peinture et l’aligner comme autant de coupes nettes dans une timeline de montage? Est-ce que ça fabrique une histoire?
Ce qui forge cette exposition, ce sont plusieurs mois d’essais, dépliés peu à peu, des heures de peinture, de notes et d’images hasardeuses, et d’incessants arbitrages entre les directions que chaque travail pourrait prendre. Et l’enjeu n’a jamais été, au fond, de s’écrier «Oh oui! Voilà bien ce que ça raconte! » mais bien « ça marche! ».
En somme, voilà des pièces que nous avons fabriquées pour les voir, et dans un même mouvement, nous nous sommes demandé comment les montrer.
Se consacrer à des obsessions de recherche sans contrainte de thème ni de forme commercialisable est une chance rare, et il est encore plus réjouissant de la partager. J’ai invité Benjamin Stene à imaginer avec moi un ensemble des pièces et l’atmosphère de l’exposition, et Luka Merlet à composer un texte qui vienne se frotter à une de mes peintures.
« Entre la vie et moi, une vitre mince. J’ai beau voir et comprendre la vie très clairement, je ne peux la toucher. »*2
Je me demande depuis longtemps comment augmenter la peinture, non pas qu’elle en ait besoin, mais par curiosité. Que se passe-t-il un tout petit peu après la peinture?Augmenter la peinture pour moi, ce n’est pas l’animer, l’écarter de nous d’avantage par une interface qui prétende la moderniser, ou l’annexer à un large cartel. Il s’agit plutôt de la mettre en tension, d’en faire durer l’expérience, et de lui fabriquer du hors champs.
Nous avons pioché dans l’imaginaire du cinéma, non pas pour en faire, ni pour fabriquer un quelconque effet d’optique, mais comme autant de citations lointaines à explorer : des allusions au cinemascope, à la timeline, au zootrope, et l’emprunt direct du sous-titrage et de la projection rythment l’espace.
La voie de la lecture, la recomposition, une bande sonore dont nous n’entendons que le dispositif. Le fond de l’eau, ou encore les images absentes entre les images, le plan séquence d’une route qui défile ; voilà l’ourlet de ces œuvres, leur double fond. Voilà ce qui n’est pas montré mais existe pourtant.
Si le hors-champs de ces œuvres se tient parfois à la limite liminale, il nous est toujours révélé par les corps présents. La pioche iconographique est, comme souvent dans mes expositions, limitée, et circule d’œuvre en œuvre : l’eau, une obsession de longue date, la nuit. S’y invitent la danse, la musique alternative et brutale, l’incendie, et le texte.
Pris dans ces matières, les corps se font intermédiaires : ils éclairent ici l’eau sous leur pied, là, plongent dans l’espace sous la surface, ou encore sculpte les ondes d’une mer d’huile impossible, et se chargent au passage de résonances anciennes, de figures plurielles : ophélies, narcisses et tantales s’invitent presque aussitôt qu’il est question d’eau et de mélancolie.
« J’ai la dimension de ce que je vois! » chaque fois que je médite cette phrase, avec l’attention de tous mes nerfs, elle me semble, toujours d’avantage, destinée à rebâtir astralement l’univers. » *3 »
« En 2014, Rouge choisit un nom qu’elle souhaite proche de son travail de rue. Attachée au dessin et à la peinture, elle trouve sur les murs des villes un droit à la figuration, aux histoires et à l’engagement. C’est pourtant avec un travail d’installations vidéo et de performances qu’elle est en parallèle diplômée des Beaux-Arts de Bordeaux.
Sa pioche iconographique, qu’elle accompagne parfois d’un travail d’écriture, s’élabore avec une vigilance sensible à ses contextes d’apparition et un goût du réel mis en scène. Elle tente de déceler, en chaque terrain d’inscription, une singularité et une rêverie propre.
Il y a dans la pratique de Rouge, l’idée qu’une image, c’est précieux, et qu’en fabriquer une de qualité, c’est-à-dire épaisse en narration, en générosité picturale et en poésie, c’est une fête rare à laquelle elle aime à consacrer du temps, et dont la conception se forge dans le contact et l’exploration de ses alentours.
Animée par un art accessible, perméable et pris dans le tissu du monde, elle travaille depuis ses débuts par collages ou fresques dans la ville, parallèlement à une pratique rigoureuse en atelier. Le mur, le quartier, comme la toile et le papier, lui offrent l’occasion de figurations jamais symboliques, mais toujours narratives.
Ses compositions, forgée dans une peinture patiente, proposent une tension vers le manifeste, la fable, ou le poème, avec une attention aux tensions de cadrage héritée de la vidéo. ».
Rouge Hartley est accompagnée des artistes Benjamin Stene & Luka Merlet.
À l’invitation de Paul Peinture pour les Vibrations urbaines, les deux artistes réaliseront du 7 au 12 octobre une fresque collaborative sur les murs de la fac et présenteront une performance sur le parvis de la Maison des étudiants le 17 octobre à 17h.
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Vibrations urbaines