Visuel © "Hapax" - capture vidéo - Benjamin Stene & Rouge Hartley

Exposition Double fond

Rouge Hartley

TERMINÉ

Dans le cadre des Vibrations Urbaines
En partenariat avec la Ville de Pessac

Au départ, il y a un sentiment : quelque chose se tient dérobé, et le sol sur lequel nous nous tenons parait parfois plus vague, plus intranquille qu’il ne le devrait. Une sorte de membrane encodée, une copie du sol, sur laquelle nous tentons de poser un pas, puis le suivant.

Écoute, le sol se dérobe, les mots dérapent ; partout, nos appuis s’érodent. Nous vivons “au-dessus” du monde, dans des bulles d’histoires ; ce que nous voyons, au loin, depuis cette hauteur, c’est une Terre abîmée, épuisée. Nous entrons dans un temps vertigineux. Et moi, figure-toi, avec les livres qui m’ont accompagné, j’ai voulu saisir les formes de ce vertige. Comprendre cette guerre, ce combat, et cette blessure, entre les langages humains et les autres formes de la vie. */1

J’ai cru démarrer ici.

Pourtant, il n’y a pas d’origine discursive à cette exposition.

Il me semblait en exister plusieurs : un livre d’abord, Une histoire du vertige, de Camille de Toledo, et toutes les pensées qu’il croise parmi les courants écologistes actuels.

Le sentiment d’appuis étiolés, de vie dérobée, de lutte indécise et de course précipitée sans destination désirable, l’effroi écologique, nos oscillations entre déconnexion et perméabilité, et l’étourdissante urgence du temps dont j’ai tenté d’appréhender la nature astrophysique et différentes approches formelles et culturelles – sans y parvenir.

L’exposition porte une trace de tout ceci, mais ce n’est pas ce qui la forge.

Chacune de ces pièces et l’espace entre elles est avant tout un laboratoire formel. Toutes partent d’une intuition matérielle, et de l’envie d’explorer les possibilités de son dispositif et de son accrochage.

Peut-on réaliser un film sans image ? Peut-on exposer un dialogue ? Peut-on faire d’une peinture un plan séquence ? Peut-on faire tourner une peinture ? Peut-on décomposer une peinture et l’aligner comme autant de coupes nettes dans une timeline de montage ? Est-ce que tout cela fabrique une histoire ?

Ce sont des mois d’essais, dépliés peu à peu, des heures de peinture, de notes et d’images hasardeuses, et d’incessants arbitrages entre les directions que chaque travail pourrait prendre. L’enjeu n’a jamais été, au fond, de s’écrier «Oh oui! Voilà bien ce que ça raconte! » mais bien « ça marche! ».

Pouvoir se consacrer à des obsessions de recherche sans contrainte de thème ni de forme commercialisable est une chance rare, et il est encore plus réjouissant de la partager. J’ai invité Benjamin Stene à imaginer avec moi un ensemble des pièces et l’atmosphère de l’exposition, et Luka Merlet à composer un texte qui vienne se frotter à l’une de mes peintures.

Entre la vie et moi, une vitre mince. J’ai beau voir et comprendre la vie très clairement, je ne peux la toucher. */2

Je me demande depuis longtemps comment augmenter la peinture, non pas qu’elle en ait besoin, mais par curiosité. Que se passe-t-il un tout petit peu après la peinture ? Il ne s’agit pas de l’animer, ou de l’annexer à une interface. Il s’agit plutôt de la mettre en tension, d’en faire durer l’expérience, et de lui fabriquer du hors champs.

Nous avons pioché dans l’imaginaire du cinéma, non pas pour en faire, ni pour fabriquer un quelconque effet d’optique, mais comme autant de lignes à explorer : les proportions du cinémascope pour Hapax, à la timeline de montage pour Chorale, à la rotation des bobines et des

zootropes pour Sister Let’s Go Down ou Bruit de fond, et l’emprunt direct du sous-titrage et de la projection rythment l’espace.

La voix de la lecture, la recomposition, une bande sonore dont nous n’entendons que le dispositif. Le fond de l’eau, des prières au dos des oeuvres ou encore les images absentes entre les images, le plan séquence d’une route qui défile pour Isn’t that so ; voilà l’ourlet de ces oeuvres, leur double fond. Voilà ce qui n’est pas montré mais existe pourtant.

La pioche iconographique est réduite dans cette exposition, et circule d’oeuvre en oeuvre : l’eau, une obsession de longue date, la nuit aussi. S’y invitent la danse, la musique alternative et brutale, l’incendie, et le texte.

Pris dans ces matières, les corps se font intermédiaires et nous révèlent qu’il existe un espace en creux : les personnages de Double Fond s’éclairent eux-mêmes tels des poissons des abysses, et fabriquent le peu de sol sous leurs propres pieds. Ces deux femmes flottantes dont le visage ne se tournera pas, que voient-elles au fond de l’eau ? Quel étrange portail s’ouvre sous l’impact dansé de Hapax ?

« J’ai la dimension de ce que je vois ! » Chaque fois que je médite cette phrase, avec l’attention de tous mes nerfs, elle me semble, toujours d’avantage, destinée à rebâtir astralement l’univers. */3

Dans cette exposition, je poursuis mon attachement à croire en notre perméabilité, et qu’il existe au bord des choses une marge ouverte, l’espace de nos imaginaires communs et de (re)connexions possibles.

*1
Camille de Toledo, une histoire du vertige
*2 & 3
Pessoa, le livre de l’intranquilité

Rouge Hartley est accompagnée des artistes Benjamin Stene & Luka Merlet.

À l’invitation de Paul Peinture pour les Vibrations urbaines, les deux artistes réaliseront du 7 au 12 octobre une fresque collaborative sur les murs de la fac et présenteront une performance sur le parvis de la Maison des étudiants le 17 octobre à 17h.

Rouge Hartley

« En 2014, Rouge choisit un nom qu’elle souhaite proche de son travail de rue. Attachée au dessin et à la peinture, elle trouve sur les murs des villes un droit à la figuration, aux histoires et à l’engagement. C’est pourtant avec un travail d’installations vidéo et de performances qu’elle est en parallèle diplômée des Beaux-Arts de Bordeaux.

Sa pioche iconographique, qu’elle accompagne parfois d’un travail d’écriture, s’élabore avec une vigilance sensible à ses contextes d’apparition et un goût du réel mis en scène. Elle tente de déceler, en chaque terrain d’inscription, une singularité et une rêverie propre.

Il y a dans la pratique de Rouge, l’idée qu’une image, c’est précieux, et qu’en fabriquer une de qualité, c’est-à-dire épaisse en narration, en générosité picturale et en poésie, c’est une fête rare à laquelle elle aime à consacrer du temps, et dont la conception se forge dans le contact et l’exploration de ses alentours.

Animée par un art accessible, perméable et pris dans le tissu du monde, elle travaille depuis ses débuts par collages ou fresques dans la ville, parallèlement à une pratique rigoureuse en atelier. Le mur, le quartier, comme la toile et le papier, lui offrent l’occasion de figurations jamais symboliques, mais toujours narratives.

Ses compositions, forgée dans une peinture patiente, proposent une tension vers le manifeste, la fable, ou le poème, avec une attention aux tensions de cadrage héritée de la vidéo. ».

Luka Merlet, artiste-auteur

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